Ça commençait bien… Avant même la première question, Abdellatif Kechiche a engueulé les journalistes qui dégainaient leur smartphone pour immortaliser la conférence de presse de Mektoub, My Love : Intermezzo, ce vendredi midi 24 mai, au lendemain de la présentation du film en compétition au Festival de Cannes. « Les acteurs de ce film n’ont pas l’habitude d’être pris en photo du matin au soir, a dit en substance, le cinéaste, visiblement tendu. Respectez-les : n’utilisez pas un appareil aussi désastreux. »
Les quarante minutes suivantes ont souvent été à l’avenant. Tension maximale quand un journaliste britannique demande à Kechiche si ses excuses à la fin de la projection s’adressaient à Ophélie Bau (l’actrice, que l’on peut voir dans une scène érotique hyperréaliste de douze minutes dans le film, n’est plus apparue en public depuis la montée des marches de la projection de gala, jeudi soir). Et si la direction du Festival de Cannes était au courant de la plainte pour agression sexuelle le concernant – l’enquête judiciaire est en cours. Réponse cinglante de l’intéressé : « Je trouve votre question déplacée et imbécile. On est dans un festival de cinéma, on fête le cinéma, on parle de cinéma. Les questions malsaines sont dépassées à notre époque et j’ai fait le film en réaction à ça. Mon éducation fait que je m’excuse tout le temps de retenir les gens dans une salle et d’attirer l’attention sur moi. Votre question cherchait à me provoquer […] Je ne suis pas au courant d’une quelconque enquête. J’ai la conscience tranquille par rapport aux lois. »
Interrogé à plusieurs reprises sur ses méthodes de travail avec les acteurs, Abdellatif Kechiche se montrera un peu plus courtois, mais tout aussi ferme. « C’est une question à laquelle je ne veux plus répondre. » Parce qu’il y a « quelque chose de l’ordre de l’inexplicable dans le travail ». Mais aussi parce que, raconte-t-il, « j’ai vu trop de choses malsaines sur “comment se déroule le travail avec Kechiche, est-ce qu’il est gentil ou méchant ?, etc”. J’ai donc demandé aux acteurs de ne rien dire là-dessus. » On n’en saura pas plus de la bouche des comédiens. Et, quand la nouvelle venue dans la bande, Marie Bernard, interrogée habilement par le modérateur de la conférence, Philippe Rouyer, semble à deux doigts de livrer quelques secrets de tournage, Kechiche lui dit, avec un grand sourire : « Tu as le droit de ne pas répondre ! » Et quand une journaliste mexicaine lui demande si, au moins, il peut dire combien de temps a duré la préparation, la réponse fuse : « Non » – aussi expéditive que le « Je réfute votre hypothèse » adressé, machoire serrée, par Quentin Tarantino au même endroit, quelques jours plus tôt, à une reporter qui l’interrogeait sur « la faiblesse des personnages féminins » dans ses films…
Il y eut, heureusement, des échanges plus féconds, et plus chaleureux, entre Kechiche et les journalistes à propos du film et de ses motivations. Kechiche dit avoir tourné Mektoub, My Love : Intermezzo en réaction à « ce monde en division et en conflits » : « Je ne retrouve plus dans le nouveau siècle ce sentiment de fraternité qui faisait aussi notre identité. La chose la plus importante pour moi était de célébrer la vie, l’amour, le désir, la musique, le corps. » Mais, aussi de « tenter une expérience cinématographique et esthétique la plus libre possible, en essayant de briser les règles fondées au fur et à mesure que le cinéma existe et dont il est difficile de sortir ». Il n’est pas surpris que cette « expérience nouvelle » de trois heures trente puisse laisser de marbre, voire faire fuir en cours de projection – on a tenu jusqu’au bout, mais que ce fut dur… « Tout le monde n’est pas ouvert à mon regard sur les autres, tout le monde ne peut pas ressentir cette impression que je veux transmettre, et heureusement, d’ailleurs. Mais si on accepte de mettre de côté ses a priori sur le cinéma et le scénario, on peut rentrer dedans. »
« C’est peut-être un peu prétentieux, a-t-il ajouté, mais j’avais le besoin de me sentir dans la position du peintre. J’ai tenté de passer de l’impressionnisme au cubisme, de davantage m’exprimer par les couleurs et par le cadre, et en m’inspirant de Picasso. J’ai essayé de montrer ce qui me fait vibrer : le corps, le ventre, les fesses. Il y a quelque chose de fascinant et de mystérieux dans le corps. »
Pour finir, on a eu deux confirmations. La version de Mektoub, My Love : Intermezzo présentée à Cannes ne sera pas celle qui sortira en salles – à une date encore indéterminée. Sera-t-elle plus courte ? Non, plus longue ! « Quand je démarre le tournage d’un film, je ne me pose pas la question de la durée. Celui-là, je l’ai voulu libre, et je l’ai fait comme je l’ai senti. Dans les jours précédant le festival, j’ai coupé deux scènes de dialogue que j’aime beaucoup et que je regrette aujourd’hui. J’avais peur qu’on trouve le film trop long, mais comme beaucoup de monde l’a de toute façon trouvé trop long », autant les remettre !
Autre incertitude, il y aura bien un troisième Mektoub, My Love, intitulé Canto Due. « Intermezzo, comme son nom l’indique, est un intermède, un exercice libre de cinéma. Canto Due aura de nouveaux personnages, et sera un peu plus académique. » Ouf !
Samuel Douhaire – Télérama – 24/05/19